Ils l’avaient annoncé à la mi-janvier, ils ont mis leur menace à exécution : des chefs de service et responsables d’unités du CHU de Limoges ont posé leur démission administrative.

Ce lundi 3 février à 14 heures, 13 chefs de service et 11 responsables d’unité du CHU de Limoges ont déposé leur démission administrative* auprès du directeur général, pour alerter sur l’état de l’hôpital public et réclamer une grande concertation sur son avenir… Une vague de démissions qui déferle sur toute la France.

Le docteur Joël Brie, chef du service de chirurgie maxillo-faciale du CHU de Limoges, a pris la parole au nom du collectif des médecins démissionnaires, pour s’exprimer librement sur la profondeur du mal-être de l’hôpital.

Comment vous sentez-vous, docteur ?
Trahi. Nous sommes tellement attachés au service public… Nos détracteurs peuvent dire que nous avons une vision romantique du soin. Pour nous, le soin doit être tourné vers l’humain et cette dimension a disparu. On a déshumanisé le soin pour en faire une production de soins.

Production, au sens industriel ?
Tout à fait. L’hôpital public, comme la totalité des services publics français est victime d’un concept néolibéral né dans les années 70 : la nouvelle gestion publique ou new public management. Ce concept avait pour objectif de réformer le secteur public sur le modèle du secteur privé. La mise en pratique de ce concept a débuté en 2003 en ce qui concerne l’hôpital avec la loi Mattei et le plan hôpital 2007. Dans le cadre de ce plan, on a remplacé le budget global par la tarification à l’activité autrement appelée la T2A.

On pousse aux actes qui ne sont pas forcément nécessaires, comme les cataractes ou encore les prostatectomies qui ont été multipliées par cinq en 10 ans dans le Limousin.

Qu’est ce que cela a impliqué comme changement à l’hôpital ?
Toute l’idéologie… Ce concept a été inventé par une équipe de spécialistes en économie industrielle issus de l’université de Yale avec l’idée que l’hôpital du futur devait être pensé comme une usine de production de soins. Ils ont pensé qu’il était possible de rationaliser et de standardiser la prise en charge.

Ils sont partis de l’hypothèse que, comme dans l’industrie automobile, la diversité des services médicaux proposés pouvait être ramenée à une liste finie de groupes homogènes de malades (GHM). En fait, dans l’industrie auto, le fabriquant propose des modèles avec des couleurs, des options différentes mais dans un nombre fini de modèles. Dans l’hôpital public, ça a été les GHM…

L’idée est que les patients pouvaient être rangés dans un nombre réduit de cases, et ce système va à l’encontre de la pratique médicale qui progresse au contraire par différentiation incessante des catégories de malades pour un plus juste soin. Ce qui est bon pour des voitures ou des chaussures ne l’est pas pour des malades.

Ce que vous dites, c’est qu’il faut impérativement que chaque malade entre dans une case pré-définie ?
Oui… Les effets pervers de la T2A sont que les séjours à l’hôpital ne sont pas tous valorisés de la même façon. Ces écarts de valorisation ont conduit les hôpitaux à privilégier les activités les plus rentables en sélectionnant préférentiellement les patients les moins graves, nécessitant des traitements standardisés. On pousse aux actes qui ne sont pas forcément nécessaires, comme les cataractes ou encore les prostatectomies qui ont été multipliées par cinq en 10 ans dans le Limousin. La T2A est totalement inadaptée à la prise en charge des maladies chroniques ou des personnes âgées souvent porteuses de plusieurs pathologies concomitantes.

La rentabilité est donc privilégiée au soin ?
Et ce n’est que le début ! Afin d’asseoir cette logique purement financière, est arrivée la loi HPST (hôpital, patient, santé, territoires) en 2009 qui a fait des directeurs d’hôpitaux de véritables capitaines d’industrie et de la commission médicale d’établissement une simple instance consultative. À partir de cette date-là, le projet médical a été totalement occulté au profit du projet budgétaire.

40 % des aides soignants, 33 % des infirmiers et 10 % des médecins cumulent des arrêts maladies souvent de plus de 30 jours par an.

Pourtant aujourd’hui, les hôpitaux sont très endettés…
Justement ! C’est parce que les hôpitaux publics n’ont pas pu se soustraire à leur mission de service public. Ils ont continué à accueillir des patients qui n’entraient pas dans leurs cases bien valorisées et se sont retrouvés rapidement endettés ! Et cet endettement s’est aggravé en 2017 par un mauvais calcul de l’Objectif National des Dépenses d’Assurance Maladie qu’on appelle l’Ondam qui est, en gros, une enveloppe fermée. Cette année-là, les pouvoirs publics avaient prévu de diminuer les tarifs, misant sur une augmentation de volume de l’activité hospitalière, or cette activité a diminué. Conclusion : une crise financière des hôpitaux avec un déficit de 800 millions d’euros. C’est comme cela que les gestionnaires des hôpitaux se sont mis à confondre efficience et efficacité.

Vous décrivez un système extrêmement cynique…
Pour comprendre tout le cynisme de ce système, il faut parler de la durée moyenne de séjour… Il faut diminuer au maximum cette durée pour que le séjour soit rentable. Un patient peut donc sortir prématurément et s’il a une complication à son domicile, il est de nouveau hospitalisé et les gestionnaires sont contents car cela génère un autre séjour, comme si c’était un nouveau patient.


Y a t-il d’autres secteurs rationalisés à l’extrême ?
Les capacités d’hébergement avec la fermeture des lits, les blocs opératoires et évidemment la masse salariale. Entre 2009 et 2016, le volume d’activité a augmenté de 16 % et le nombre de personnel soignant a diminué ces deux dernières années à Limoges. 40 % des aides soignants, 33 % des infirmiers et 10 % des médecins cumulent des arrêts maladies souvent de plus de 30 jours par an. Du coup, les personnels passent d’un service à l’autre pour pallier ce manque, aggravant encore leurs conditions de travail. Et en parallèle, on voit augmenter les effectifs administratifs !

Voyez-vous des collègues quitter l’hôpital pour ne plus travailler dans de telles conditions ?
À mon époque, tout le monde voulait être dans le public. Aujourd’hui, on observe des démissions en chaîne. Dans les écoles, seuls 40 % des étudiants des écoles d’infirmières comme dans les facs de médecine veulent entrer dans le public. Pour vous dire dans quel état se trouve l’hôpital : un patient a dû attendre cinq jours sur un brancard aux urgences du CHU dernièrement. Cinq jours !

Le rôle de l’hôpital est de soigner l’exceptionnel et l’indigent, et non pas de faire entrer des patients dans des cases.

Que faudrait-il faire pour améliorer la situation ?
Il y a deux niveaux d’urgence : d’abord il faut injecter de l’argent dans l’hôpital et dans le salaire des infirmières. Ensuite, il faut transformer l’organisation de l’hôpital. On a mis le gestionnaire derrière le volant et on a évincé le médecin dans les instances décisionnaires. Il faut remettre le médecin derrière le volant et la gestionnaire sur la banquette arrière… ou en passager.

Le point d’arrêt de notre mouvement d’ampleur national serait un grenelle, ou une grande table ronde, en tout cas une vraie réflexion autour de l’hôpital qui ne peut plus être géré comme une clinique privée. Le rôle de l’hôpital est de soigner l’exceptionnel et l’indigent, et non pas de faire entrer des patients dans des cases.

* Participation à des réunions, aux commissions médicales d’établissement, déclaration des personnels grévistes, dialogue de gestion…

By docteurJO

Médecin de campagne puis Médecin de ville, acupuncteur, ostéopathe, vice Président de l'I.H.S (Institut Homéopathique scientifique), retraité depuis 2011. Je tiens ce blog qui a pour but de relayer en matière de santé, l'information des lanceurs d'alerte sur l'agriculture, la nutrition, la destruction des écosystèmes planétaires, les dérives de l'industrie pharmaceutiques, etc...

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