Journal l’Humanité
Rubrique Société
Article paru dans l’édition du 3 novembre 1999.

La santé ou les superprofits ?

Histoire secrète. Des molécules actives contre l’odème cérébral,

la cirrhose du foie, le sevrage des toxicomanes, l’acné, la

calvitie sont abandonnées, estimées pas assez rentables

par le groupe pharmaceutique HMR.

Le prix de la nouvelle concentration pharmaceutique, la fusion

HMR-Rhône Poulenc, frôle l’insoutenable. Jamais le divorce

n’a été aussi flagrant entre la soif de profits et les besoins

sociaux.

Pas assez rentables… 169 molécules en cours de développement

et codées RU (Roussel UCLAF) vont être abandonnées ou

bradées par le groupe HMR (Hoechst-Marion- Roussel) dans

la perspective de sa fusion avec Rhône-Poulenc – Rorer,

pour accoucher d’Aventis, un mastodonte de la pharmacie.

Arrêts de recherches, suppressions d’emploi, fermetures de

sites. C’est le prix de la course absurde au gigantisme,

au mépris des missions de santé publique. Au mépris

des malades et de leurs familles.

Abandonnée, la molécule RU 51599. Elle annonce

la création de médicaments inédits pour lutter

contre les odèmes cérébraux. Actuellement, on ne

sait guère contrer l’odème qui se forme sous le crâne,

à la suite d’une lésion, d’une tumeur ou d’une opération.

L’issue s’avère souvent fatale. Le RU 51599 permet l’évacuation

du liquide comprimant l’encéphale. Cette molécule semble

également prometteuse pour résorber l’ascite qui gonfle le

ventre des malades atteints de cirrhose du foie. Les

études ont été stoppées en phase 2, l’avant dernière

avant la commercialisation. Motif : les médicaments issus de

cette molécule innovante ne seraient pas assez rentables,

leur usage restant limité aux centres hospitaliers.

Abandonnée l’ingénieuse molécule RU 58841, un

anti-androgène en pommade, qui ouvre la voie à de nouveaux

traitements de la calvitie et de l’acné. HMR préfère renoncer aux

années de recherches effectuées, plutôt que de finaliser le produit.

Il met en avant d’éventuels effets secondaires. En réalité le

groupe a décidé de liquider toutes ses activités en endocrinologie.

Décision catastrophique. Le site de Romainville

(ex-Roussel UCLAF) spécialisé dans ces recherches est reconnu

dans le monde entier. Tout un savoir-faire, une capacité d’expertise

en ce domaine, sont menacés de disparaître. Cette frénésie de

fusions a déjà fait rétrograder la France du deuxième rang à la

dixième place mondiale, pour la mise au point de molécules.

Abandonné également, un projet précurseur pour faciliter le sevrage

des toxicomanes en s’attaquant aux phénomènes de

dépendance. L’exploitation d’un hasard, au détour d’une autre recherche.

À base hormonale, les traitements issus de cette découverte

ne substitueraient pas une dépendance à une autre. Espoir inédit.

Ce projet inaugure une nouvelle stratégie pour lutter

contre les dépendances. Stoppé. HMR ne veut pas associer

son sigle au traitement des toxicomanies. Pudibonderie

anglo-saxonne oblige…

La même hypocrisie avait conduit Roussel UCLAF à brader,

en 1996, la première molécule anti-hormone, le RU 486 (mifépristone),

dite pilule abortive, sous la pression du Vatican et des groupes

intégristes aux USA. À l’époque le président de Roussel UCLAF,

le Dr Édouard Sakiz, n’avait pas accepté le diktat américain.

Depuis, Il a claqué la porte et créé un petit laboratoire privé,

Exelgyn, pour fabriquer cette pilule ” propriété morale des

femmes “. Un pied de nez au gigantisme.

HMR persévère dans la logique inverse. Déjà, l’Humanité avait

révélé, le 12 juin 1996, l’abandon de la RU 58668, un anti-estrogène

très prometteur dans le traitement des cancers du sein,

issus de dérèglements hormonaux. Deux cent cinquante mille

femmes affrontent, chaque année dans le monde, cette

maladie hautement mortelle. Mais pour la direction, le RU 58668

n’était pas susceptible de générer suffisamment de profits.

Jean-Pierre Godard, le président de Roussel UCLAF nous avait

avoué à l’époque que la ” question fondamentale ” pour lui,

c’était : ” Où en est le besoin médical non satisfait, qui a

un potentiel suffisamment attractif pour que je mette mon

argent dessus ? ” Pas attractif, le RU 58668 ? Il dispose pourtant

de hautes potentialités pour faire régresser les tumeurs, mais

aussi pour réduire les métastases.

Jamais le divorce n’avait été aussi flagrant entre les besoins de

santé et la course aux profits. Désormais, la seule obsession des

dirigeants d’HMR, c’est de satisfaire l’appétit des fonds de

pension américains. Objectif avoué, un taux de profit de 20 %

à 30 % annuel ! C’est d’autant plus scandaleux qu’en France,

HMR réalise 80 % de son chiffre d’affaires avec la Sécurité sociale.

Hier, les laboratoires étaient dirigés par des scientifiques

et/ou des capitaines d’industrie. Voici venue l’ère des financiers,

tenanciers de molécules. Pourtant, sur 40 000 maladies

identifiées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS),

seules 15 000 bénéficient de traitements.

Écouré, un chercheur de HMR nous confie : ” Arrêter une molécule

n’a rien de scandaleux, si c’est sur des critères scientifiques,

en cas de toxicité, par exemple. Mais actuellement, les recherches

sont stoppées sur des critères économiques. HMR estime qu’un produit

doit être abandonné s’il ne rapporte pas au minimum 2,4 milliards

de francs. ” Tous les hypergroupes pharmaceutiques adoptant

la même logique, ils se ruent sur les productions les plus

rentables, destinés aux pays riches. Un autre scientifique de

HMR déplore cette concurrence désastreuse : ” On vend des

médicaments comme des aspirateurs. Les coûts de marketing

deviennent dix fois plus élevés que ceux de la recherche. Il y a

dix ans, si un produit n’était pas au ” top “, il passait à la poubelle.

On lance désormais un produit même s’il n’est pas tout à fait

au point, même s’il y a déjà dix médicaments identiques sur le marché.

Cela se résume à une guerre à coups de pub. Il y a une perte de

l’éthique. Je ne comprends pas l’intérêt de ce gigantisme.

Il existe des petits laboratoires qui vivent bien. ” Avec d’autres

chercheurs et salariés d’HMR, il réfléchit à une solution

alternative à la vente programmée du site de Romainville .

Cette logique du tout profit mène à une catastrophe planétaire.

Les pays pauvres sont livrés à eux mêmes. Le prix Nobel de la

paix 1999, Médecins sans frontières dénonce cette dérive :

sur plus de 1 200 médicaments nouveaux, commercialisés

depuis 1975, onze seulement servent à soigner une maladie tropicale.

Ainsi la maladie du sommeil, transmise par la mouche tsé-tsé.

L’OMS estime à 55 millions les personnes exposées dans la seule

Afrique de l’ouest ; 300 000 cas par an. Sans traitement, la

mort est inéluctable. Il en existait un, très risqué. Le médicament

contient de l’arsenic, un poison qui achève jusqu’à 5 % des

personnes traitées. Les chercheurs ont mis au point un médicament

non toxique, l’Eflornithine. HMR qui a récupéré le produit, l’a

finalement estimé trop coûteux et l’a retiré du marché ! L’allemand

Hoechst (le H de HMR) et Rhône-Poulenc ont annoncé qu’ils renonçaient

à la recherche d’un vaccin contre le sida. Parce qu’il est plus

rentable de soigner lorsque la maladie est déclarée ? Il y a des

crimes qui mériteraient d’être inscrits dans le Code pénal.

Mina Kaci

et Serge Garde